Automne 2023 – VOL. 22, N° 1

DOSSIER TRANSITIONS

Transformation énergétique, numérique ou socioécologique

Un défi pluriel!

Par Sandrine Rastello

Traquer les portes mal isolées de ses bâtiments. Se fournir auprès d’entreprises qui réduisent leurs émissions de carbone. Utiliser des matériaux plus durables pour ses produits. Simples ou ambitieuses, ces mesures contribuent à une nécessaire transition, que celle-ci soit énergétique, numérique ou socioécologique. Mais, face à des objectifs multiples et parfois contradictoires, les organisations peuvent se sentir dépassées. Par où commencer? Jusqu’où aller? Trois spécialistes démystifient la démarche.

Transition ou révolution numérique?

Pour Camille Grange, (M. Sc. Gestion des technologies de l’information 2006), professeure agrégée à HEC Montréal, les mots ont leur importance. L’organisation souhaite-t-elle faire une transition numérique, qui évoque un passage graduel d’un état à un autre? Est-elle prête à une transformation, qui implique un changement plus profond? Ou a-t-elle besoin d’une révolution, plus brutale, mais parfois nécessaire à sa survie?

« L’ampleur du virage sera dictée par l’orientation que l’entreprise souhaite prendre », explique la titulaire du Professorship de recherche en adoption et diffusion responsable des TI.

Les technologies fondamentales (câbles sous-marins, centres de données, processeurs, etc.) continuent de progresser à grande vitesse, offrant une infrastructure toujours plus performante pour soutenir la création de nouveaux produits et processus. Si les entreprises dites « traditionnelles » n’exploitent pas ces possibilités, elles risquent l’obsolescence face à de jeunes pousses innovantes qui en ont fait leur modèle d’affaires. La pandémie n’a fait qu’accélérer cette tendance.

« Les menaces et les forces perturbatrices varient selon l’industrie dans laquelle les organisations évoluent, explique l’experte. D’où l’importance de se poser des questions comme : qui suis-je comme entreprise, quel est mon marché, comment tirer profit du numérique pour offrir une plus grande valeur ajoutée, et en ai-je les capacités? »

À cette étape du diagnostic, une organisation devrait évaluer son degré de préparation à la transformation numérique. « De nombreuses firmes de consultation offrent de tels outils », ajoute Camille Grange. Celui de l’Institute for Digital Transformation, aux États-Unis1, mesure notamment la stabilité opérationnelle et la capacité à mettre en œuvre des réformes, car la résistance au changement peut faire dérailler le plus prometteur des projets.

« On ne peut pas viser la lune si on ne parvient pas à faire démarrer la fusée », illustre-t-elle.

Puis, vient le moment de s’engager face à un objectif, ce qui implique de prioriser certaines pratiques et d’en délaisser d’autres. C’est d’ailleurs ce qu’a fait La Presse en 2016 : en devenant le premier quotidien imprimé au monde2 à passer entièrement au numérique, abandonnant ainsi son modèle historique qui reposait sur le papier.

La mise en œuvre comporte aussi son lot de défis. L’organisation doit recourir à de nouvelles compétences, parfois rares et coûteuses. Elle doit minimiser les risques autour du projet, tout en l’intégrant à sa culture. Le tout sans sous-estimer la lassitude ou la méfiance des équipes envers des changements technologiques successifs, y compris des outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT.

Malgré ces obstacles, la transformation est palpable. « Les entreprises s’équipent de plus en plus; elles développent leurs compétences numériques, souligne Camille Grange. Elles font tout ce qu’elles peuvent, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. »

« On ne peut pas viser la lune si on ne parvient pas à faire démarrer la fusée. »

— Camille Grange

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Camille Grange

Professeure agrégée à HEC Montréal, spécialisée en transformation numérique des organisations

Transition énergétique : revoir sa consommation

L’abandon des énergies fossiles au profit d’énergies renouvelables jouera un rôle crucial dans la lutte contre les changements climatiques. « Mais la tendance actuelle à vouloir tout électrifier pour profiter de notre hydroélectricité coûtera cher et ne permettra pas, à elle seule, d’atteindre l’objectif de carboneutralité du Québec », soutient Pierre-Olivier Pineau (Ph. D. Administration 2000), professeur titulaire au Département de sciences de la décision et responsable de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie.

« L’électricité sera de plus en plus précieuse, poursuit-il. Même si elle est renouvelable, il faudra minimiser notre consommation, car les besoins ne cesseront de croître. »

Comme le montre l’État de l’énergie au Québec, un rapport3 publié chaque année par la chaire que dirige Pierre-Olivier Pineau, les ventes de camions4 dans la province depuis 2015 dépassent celles des voitures. Sur les routes d’Amérique du Nord, de plus en plus de camions circulent, partiellement vides, pour répondre à des délais de livraison serrés.

« Aujourd’hui, on parle encore trop de substitution énergétique, alors qu’il faudrait aller beaucoup plus loin, souligne-t-il. Le problème, ce n’est pas seulement le pétrole, mais aussi la surconsommation. »

À long terme, les entreprises seront contraintes d’abandonner les produits dont le coût écologique est aberrant, estime-t-il. Mais avant d’en arriver là, elles peuvent prendre toute une série de mesures.

« Dans un premier temps, il faut comprendre d’où vient la consommation d’énergie, recommande-t-il. Cet exercice oblige les organisations à se pencher sur tous leurs processus et donc, à vérifier s’il n’y a pas d’inefficacités qui minent la productivité. »

L’analyse peut ainsi mettre au jour de petites anomalies (une fuite d’air au sous-sol) ou inciter une entreprise à optimiser sa logistique, notamment en cherchant des partenaires avec qui partager les livraisons. Au-delà des économies, cette approche est valorisante pour les équipes et favorise généralement la rétention.

Pour passer au niveau supérieur, il vaut mieux se doter d’un plan de décarbonation sur 10 ans, ajoute-t-il. Ce type de plan permet, par exemple, de prévoir l’électrification d’un parc de véhicules ou de s’attaquer aux émissions de gaz à effet de serre (GES) dans sa chaîne de valeur, connues sous l’appellation « scope 3 ».

Cette catégorie d’émissions englobe l’empreinte carbone de multiples produits et services décrits comme indirects : les voyages d’affaires en avion, les matériaux de fabrication ou encore le traitement des produits vendus arrivés en fin de vie. En 2021, le géant américain Kraft Heinz révélait5 que 62 % de ses émissions de type « scope 3 » provenaient de ses ingrédients et 12 % des emballages, et s’engageait à apporter des correctifs à sa chaîne d’approvisionnement pour les minimiser.

« Les questionnements des organisations ne doivent pas se limiter à leurs seules empreintes. L’exercice n’est pas toujours facile pour les petites entreprises, convient Pierre-Olivier Pineau, mais le but est d’essayer de faire le plus possible affaire avec des fournisseurs qui ont entrepris des démarches de carboneutralité. »

« Même si l’électricité est renouvelable, il faudra minimiser notre consommation, car les besoins ne cesseront de croître. »

— Pierre-Olivier Pineau

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Pierre-Olivier Pineau

Professeur titulaire au Département de sciences de la décision et responsable de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie

Transition socioécologique : vers un autre modèle d’affaires

La transition socioécologique, dont la transition énergétique est une composante importante, nous invite, pour sa part, à évaluer notre impact en incluant des critères souvent relégués au second plan, tels que la biodiversité et la justice sociale. « Elle implique un réel changement d’attitude, ce qui suppose un changement dans les comportements sociaux pour relever les défis écologiques », souligne Luciano Barin Cruz, directeur de la transition durable à HEC Montréal.

« C’est à la fois reconnaître l’accélération du changement climatique, l’atteinte des limites planétaires et la responsabilité liée à nos comportements, pour effectuer une transition vers une nouvelle économie et une nouvelle façon de faire », résume-t-il.

Notre attention est-elle trop fixée sur les émissions de CO2? « Cette question soulève, en effet, des débats, souligne le directeur. Il faut aussi penser aux conséquences sociales liées à la décarbonation de l’économie. Cependant, si une entreprise peut travailler sur sa transition énergétique et établir une feuille de route de décarbonation, c’est déjà un très bon point de départ. »

Pour que les entreprises amorcent une véritable transition socioécologique, il faudrait aussi intégrer aux standards des indicateurs extrafinanciers comme les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). Une proposition actuellement étudiée tant du côté de l’International Sustainability Standard Board (ISSB) que de l’Union européenne.

Chose certaine, ces nouvelles aspirations remettent en question l’approche traditionnelle de maximisation des profits. « Elles laissent toutefois de la place à d’autres modèles, comme l’économie circulaire », précise Luciano Barin Cruz.

« La transition socioécologique ne suppose pas nécessairement une rupture; c’est une réforme du système capitaliste, une adaptation du modèle d’affaires », poursuit-il.

« Les organisations commencent à intégrer des objectifs de transition socioécologique à leurs stratégies d’affaires. Le grand défi consiste à s’assurer que cette transition ne soit pas juste perçue comme un nice to have à l’interne, mais fasse partie intégrante de la stratégie », ajoute-t-il. Quelques leaders ont déjà emboîté le pas. Notamment Patagonia, le fabricant californien de vêtements et d’accessoires de plein air : cette entreprise a réduit sa consommation d’énergie, utilise des matériaux durables pour produire moins de déchets et offre même une deuxième vie à ses vêtements usagés. Son fondateur a d’ailleurs récemment fait don6 de son entreprise… pour protéger l’environnement! Au Québec, nous pouvons aussi penser à un pionnier comme Loop Mission, qui s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire en rescapant fruits, légumes et aliments imparfaits. »

« La transition socioécologique, c’est une réforme du système capitaliste, une adaptation du modèle d’affaires. »

— Luciano Barin Cruz

Luciano Barin Cruz

Directeur de la transition durable et professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal

Concilier les objectifs

Même s’il est impossible d’ignorer les changements climatiques, peu d’entreprises ont aujourd’hui vraiment planifié leur transition énergétique, les obligations réglementaires en matière d’achat de crédits carbone ou de divulgation ne concernant à ce stade qu’une infime partie d’entre elles. « La très grande majorité sont encore à l’étape de la réflexion », estime Pierre-Olivier Pineau.

Encore faut-il savoir vers qui se tourner pour obtenir de l’aide. Un écosystème de la transition est actuellement en train de voir le jour, mais la multiplication des programmes (gouvernement du Québec, gouvernement fédéral, Hydro-Québec, etc.) peut décourager, d’autant plus que la pression d’agir n’est pas toujours au rendez-vous, déplore-t-il. « Ce n’est pas facile de s’y retrouver. On n’a pas encore développé cette culture et les bons mécanismes pour accompagner tant les organisations que les individus, reconnaît-il. Bien que de plus en plus de consultants se spécialisent dans ce créneau, il faut être en mesure de formuler la demande, et surtout, de payer la facture. »

À l’inverse, les technologies de l’information (TI) ont depuis longtemps trouvé leur place dans les organisations. La numérisation des processus, le passage vers l’infonuagique et l’optimisation des données font désormais partie de leur quotidien. « En termes d’ampleur, les transitions socioécologique et énergétique sont plus importantes, car il y va de notre survie. Toutefois, du point de vue opérationnel, la transition numérique pourrait servir de tremplin à la transition socioécologique, car elle est beaucoup plus présente dans les organisations », ajoute Luciano Barin Cruz.

Pour compliquer le tout, l’une semble aller à l’encontre de l’autre. L’intelligence artificielle permettra peut-être un jour de trouver des solutions techniques pour sauver la planète, mais en attendant, les centres de données avides d’électricité se multiplient pour satisfaire nos besoins.

« Un site Web ne coûte pas rien sur le plan écologique, rappelle Camille Grange. En tant qu’organisation, vous pouvez faire des choix. Où hébergez-vous vos données? Quelles sont les pratiques d’utilisation énergétique là où sont hébergés vos serveurs? »

Il existe aussi un mouvement d’écodesign encore assez isolé qui s’engage à construire des pages plus légères à télécharger, ajoute la professeure. Enfin, il faut continuer d’éduquer le public : sur le site7 de HEC Montréal consacré au numérique, un compteur en bas de page nous apprend que chaque vue émet 0,18 gramme de CO2.

La majorité des petites et moyennes organisations n’ont pas encore créé de poste consacré aux questions environnementales. Le mandat de ces futures recrues sera déterminant dans la gestion de la tension entre les transitions énergétique et numérique. « Il faudra veiller à éviter les silos, prévient Luciano Barin Cruz. Le numérique touche tout le monde, mais la transition durable, encore plus, conclut-il. Les deux devront probablement avoir un rôle transversal. »