Printemps 2022 - VOL. 20, N° 2
Dossier ENTREPRENEURIAT

Repreneuriat familial

Comment se faire un prénom

Par Liette D'Amours

Au Québec, 70 % des tentatives de repreneuriat familial échouent, d’où l’importance d’adopter des pratiques qui facilitent cette transition. Quelles sont les conditions de succès? Les impairs à éviter? Comment faire sa marque? Trois diplômés racontent leur histoire.

Le PDG qu’on n’attendait pas

Au départ, Alexandre Mérieux n’était pas appelé à assurer la relève de bioMérieux, un empire familial présent dans plus de 160 pays et dont le chiffre d’affaires a atteint 3 376 millions d’euros en 2021. Mais la mort tragique de ses deux frères aînés, à dix années d’intervalle, en a décidé autrement.

Il faut dire que la fibre entrepreneuriale est inscrite dans l’ADN de cette famille depuis des générations. En 1897, son arrière-grand-père fonde l’Institut Mérieux, un laboratoire d’analyses médicales. Puis, en 1963, son père ajoute une pierre à l’édifice familial en créant bioMérieux, devenue depuis un acteur mondial dans le diagnostic in vitro. L’entreprise offre des solutions de diagnostic (réactifs, instruments, logiciels et services) qui déterminent l’origine d’une maladie ou d’une contamination. Inutile de dire que la crise sanitaire actuelle a fait exploser la demande pour ses produits.

©Noel Bouchut
ALEXANDRE MÉRIEUX
Président-directeur général, bioMérieux
47 ans ∎ B.A.A. 1999

Préparer la succession

Qu’a-t-on mis en place pour favoriser l’ascension du benjamin? « Il n’y a pas eu de plan bien défini et très structuré, mais cette intégration ne s’est pas non plus faite au hasard, assure Alexandre Mérieux, devenu président-directeur général de bioMérieux en 2017. On m’a graduellement donné l’occasion de toucher à différents secteurs de l’entreprise en me confiant des responsabilités dans diverses unités d’affaires. Ces escales m’ont apporté une vision d’ensemble du groupe et m’ont permis de me familiariser avec ses pratiques. »

Vue d’ensemble

À sa sortie de HEC Montréal, Alexandre Mérieux joint donc l’équipe marketing de Mérieux NutriSciences, une société sœur située à Chicago qui se spécialise dans les analyses alimentaires. En 2005, il fait son entrée au sein de bioMérieux. On lui confie alors la direction de l’unité Microbiologie industrielle, à Paris. Pendant six ans, il s’initie à la R-D, aux partenariats, à la commercialisation et à l’internationalisation.

« En 2011, j’ai poursuivi mon développement en passant du côté clinique de l’entreprise, le cœur de notre métier, précise le PDG. J’y ai dirigé cette unité d’affaires jusqu’en 2014, moment où j’ai été nommé directeur général délégué. »

Dans l’intervalle, son père, Alain Mérieux, prépare l’arrivée de son fils à la tête du groupe. Pour faciliter la transition, il confie en 2010 les rênes de son entreprise à Jean-Luc Bélingard, déjà membre du conseil d’administration. Pendant sept ans, Alexandre Mérieux travaillera en étroite collaboration avec ce mentor bienveillant et exigeant qui lui déléguera de plus en plus de responsabilités. « C’était à la fois sage et sain d’avoir cet échelon entre mon père et moi », reconnaît le dirigeant.

Trouver et faire sa place

Comment se faire un prénom dans une entreprise qui a vu passer quatre générations? « Il faut d’abord être sûr de sa motivation, puis trouver sa place, son style à soi, déclare Alexandre Mérieux. Il faut aussi savoir bien s’entourer, car on évolue dans un domaine où les métiers sont complexes. On ne peut pas tout maîtriser. »

Quels sont les avantages à reprendre une entreprise familiale? « Les décisions que l’on prend s’inscrivent sur le long terme, affirme-t-il. Nous ne sommes pas obnubilés par la performance du trimestre, mais plutôt tournés vers la croissance et la pérennité de l’entreprise. »

Les principaux défis pour l’année à venir? « Des enjeux de main-d’œuvre : garder nos collaborateurs motivés dans un mode de travail hybride. Des défis technologiques : continuer à développer des solutions innovantes dans un contexte de crise sanitaire. Et aussi, des enjeux géopolitiques, car nous gérons une entreprise internationale. Il nous faudra notamment suivre de près la situation en Chine et en Ukraine », conclut Alexandre Mérieux.

Chose certaine, notre monde aura assurément besoin du savoir-faire de bioMérieux au cours des prochaines années!

« Pour se faire un prénom dans une entreprise qui a vu passer quatre générations, il faut d’abord être sûr de sa motivation, puis trouver sa place et son style à soi », déclare Alexandre Mérieux. 

bioMérieux
en bref

Acteur mondial dans le diagnostic in vitro

  • Fondation : Institut Mérieux (1897) et bioMérieux (1963)
  • Siège social : Marcy-l’Étoile (France)
  • Nombre d’employés : 13 000
  • Chiffre d’affaires : 3 376 millions d’euros (décembre 2021)

Traverser les crises en famille

Bien qu’elle soit enfant unique, Marie Pier Germain s’exprime toujours au « nous » lorsqu’elle parle de relève entrepreneuriale. Pour elle, les trois enfants de son oncle Jean-Yves – cofondateur de Germain Hôtels avec sa mère Christiane –, qui évoluent aussi au sein de l’organisation, font si intrinsèquement partie de l’équation qu’elle les inclut systématiquement dans le récit. Histoire d’une famille tricotée serrée.

Marie Pier Germain avait environ six ans lorsque le premier hôtel a été inauguré. « Mes cousins et moi avons été aux premières loges de la création de cette entreprise, qui compte aujourd’hui 18 hôtels à l’échelle du pays », raconte-t-elle.

De préposée au pliage des serviettes au service à la clientèle en passant par la restauration, Marie Pier Germain a donc grandi « en même temps que » et « au sein de » l’entreprise jusqu’à la fin de ses études universitaires en génie mécanique. « Puis, il y a eu la construction d’un premier hôtel dans l’Ouest canadien; c’est là que je me suis véritablement impliquée dans l’organisation à titre de chargée de projet, précise-t-elle. Ma formation d’ingénieure m’a alors servi à établir ma crédibilité. Quand on travaille dans une entreprise familiale, il est important de sentir qu’on peut y apporter notre propre contribution. Ça nous aide à faire notre place et à acquérir de la confiance en soi. »

Après avoir travaillé sur plusieurs facettes de ce projet très formateur, la jeune femme revient au Québec, où elle continue à évoluer dans différents rôles pour devenir, en 2021, vice-présidente, Ventes et marketing. « En parallèle, j’ai complété le programme EMBA qui m’a beaucoup apporté, tant sur le plan des outils professionnels que de la croissance personnelle », souligne Marie Pier Germain.

MARIE PIER GERMAIN
Vice-présidente, Ventes et marketing, Germain Hôtels
40 ans ∎ EMBA 2016
« Quand on travaille dans une entreprise familiale, il est important de sentir qu’on peut y apporter notre propre contribution. »
— Marie Pier Germain

Assurer la relève

« Dans notre organisation, le repreneuriat n’a jamais été un processus clair et défini, poursuit-elle. Personnellement, je n’ai pas joint l’entreprise dans le but ultime de la diriger, mais pour travailler avec ma famille, parce que je crois en ce qu’on fait. Le jour où nos parents décideront de passer le flambeau, j’ose espérer que nous, la relève, aurons cumulé les bons outils pour le reprendre avec succès. Mais pour l’heure, ils ont encore beaucoup à nous apprendre. »

Dans l’intervalle, certaines pratiques ont été adoptées pour faciliter l’intégration de la nouvelle génération. « Par exemple, ne jamais avoir un parent comme patron et faire en sorte que ce supérieur immédiat agisse comme mentor et nous aide à grandir, précise-t-elle. Personnellement, j’ai relevé pendant dix ans du vice-président aux opérations. Cette saine distance entre ma mère et moi a aussi facilité mon intégration auprès de mes collègues. »

Savoir rebondir

« La crise sanitaire a été particulièrement éprouvante dans le secteur de l’hébergement; elle nous a appris qu’il est certes important d’avoir un bon plan d’affaires, mais surtout qu’il est nécessaire de faire preuve d’agilité et d’innovation pour s’en sortir, poursuit-elle. Je pense notamment à toutes ces initiatives que nous avons mises de l’avant pour nous démarquer – et que nous n’aurions probablement jamais réalisées sinon –, comme le projet de murale sur la façade de notre hôtel Le Germain Montréal. Nous avons aussi été les premiers à offrir un forfait gastronomique avec service aux chambres, alors que les restaurants étaient fermés. Nous avons également conclu un partenariat avec Occupation double. Ces projets nous ont permis de garder une partie de notre personnel et de diversifier notre clientèle. »

Au nombre des défis à venir : remédier à la rareté de la main-d’œuvre. « Quand on doit laisser aller 80 % de son personnel du jour au lendemain, recruter ensuite représente un sérieux défi », souligne-t-elle. Il faudra aussi revaloriser cette industrie et les possibilités d’y faire carrière, car bon nombre de travailleurs ont changé de secteur lors de la crise sanitaire.

« Je suis toutefois persuadée que cette crise aurait été beaucoup plus difficile à traverser si nous n’avions pas été une entreprise familiale. Dans ce type de situation, il est très réconfortant de se savoir entourés de gens bienveillants qui nous soutiennent inconditionnellement », conclut Marie Pier Germain.

GERMAIN HÔTELS
EN BREF

Réseau de 18 hôtels au pays (seul groupe hôtelier véritablement canadien)

  • Fondation : 1988
  • Siège social : Québec et Montréal
  • Nombre d’employés : près de 1 000
  • Figure depuis 18 ans au Palmarès des 50 sociétés les mieux gérées au Canada

Une relève féminine dans un monde d’hommes

En près de 60 ans d’existence, non seulement Groupe Inovo a fait passer sa capacité de production de 5 000 à 500 000 poules pondeuses – ce qui en fait l’un des plus importants producteurs d’œufs au pays –, mais il s’est aussi diversifié dans trois autres marchés : les moulées animales, les engrais et la nourriture pour chiens et chats. À la tête de cette entreprise familiale depuis 2020, Claudia Désilets se démarque depuis près de 30 ans dans cet univers encore très masculin. En octobre dernier, elle fracassait un plafond de verre de plus en se hissant à la présidence du conseil d’administration de NutriGroupe, un leader canadien dans la classification et la transformation des œufs.

« Il faut des petites victoires pour transmettre à sa relève le goût de faire croître l’entreprise. »
— Claudia Désilets
CLAUDIA DÉSILETS
Présidente, Groupe Inovo et présidente du conseil d’administration, NutriGroupe
51 ans ∎ EMBA 2018

Un projet en parallèle

« Quelques années après avoir complété mon baccalauréat en administration, mon père m’avait offert de démarrer ma propre entreprise au sein du Groupe, raconte Claudia Désilets. L’abondance de fumier produit par nos poules commençait à constituer un sérieux problème environnemental. Nous sommes donc allés un peu partout sur la planète pour trouver une solution. »

En Europe, la jeune femme déniche une technologie novatrice qui permet de recycler le fumier en engrais. « Nous l’avons donc importée au Canada et j’ai démarré l’entreprise Acti-sol en 1995, explique-t-elle. Cette solution est très écologique, car on récupère la chaleur dégagée par nos poules pour faire sécher le fumier. Depuis, nous avons développé une gamme complète de produits et fait l’acquisition d’une entreprise qui fabrique de l’engrais à partir d’algues. »

En 2005, son frère, de 14 ans son cadet, se joint à l’aventure pour s’occuper du secteur meunerie. Ensemble, ils procèdent à la restructuration de l’entreprise et regroupent les différentes entités sous le holding Groupe Inovo.

« Bien que notre père soit aujourd’hui à la retraite, nous pouvons encore compter sur lui pour échanger. Toutefois, dès nos débuts, il nous a écoutés plus que conseillés, précise Claudia Désilets. Il nous laissait trouver nos solutions par nous-mêmes. C’était un homme d’affaires passionné par son travail qui savait aussi déléguer, ce qui est tout à son honneur. Nous avons ainsi pu évoluer comme gestionnaires, une chance qui n’est pas donnée à tous en repreneuriat. Il nous a laissés faire nos preuves, mais aussi des erreurs. Et ça aussi, c’est important, car si le successeur pressenti ne se relève pas d’un échec, il n’est peut-être pas à sa place. »

« Le démarrage d’Acti-sol m’a donné une grande confiance en mes capacités, car je l’ai créée de toutes pièces et j’ai contribué à sa croissance, poursuit la présidente. Mon frère, lui, a fait sa marque en achetant une grosse ferme au Nouveau-Brunswick. Ces réalisations nous ont permis d’acquérir nos lettres de noblesse tant auprès de notre père que des autres employés. Il faut indéniablement des petites victoires pour rassurer à la fois le parent et l’enfant, mais aussi pour transmettre à sa relève le goût de faire croître l’entreprise. »

La relève est-elle assurée? « J’ai trois enfants et mon frère aussi. Nous avons commencé à en discuter avec mes deux aînés, qui sont encore aux études, mais j’ai toutefois de la concurrence, car mon mari aussi a une entreprise », lance-t-elle en riant.

Des enjeux particuliers pour 2022? « Le recrutement et la rétention de personnel. C’est difficile de prendre de l’expansion dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre », conclut Claudia Désilets.

Photo : Adobe Stock

GROUPE INOVO
EN BREF

Un des plus grands producteurs d’œufs du Canada

  • Types de production : œufs et poussins, moulées animales (NutriExpert), engrais (Acti-sol) et nourriture pour chiens et chats (Jupiter)
  • Fondation : 1965
  • Siège social : Notre-Dame- du-Bon-Conseil
  • Nombre d’employés : 100