Frantz Saintellemy : d’entrepreneur improbable à modèle à suivre
DOSSIER ENTREPRENEURIAT
Frantz Saintellemy
Par Liette D’Amours
Photographe : Martin Girard, Shoot Studio
D’Haïti à la Silicon Valley, Frantz Saintellemy a fait mentir les probabilités : non seulement il accédera au rêve américain dans une industrie où peu de Noirs évoluent, mais il deviendra l’un des rares entrepreneurs de cette communauté à y réussir. Alors qu’il aurait pu surfer sur son succès, il choisit plutôt de revenir à Saint-Michel, le quartier qui l’a vu grandir, pour y cofonder un incubateur destiné à aider d’autres immigrants à réaliser leurs ambitions entrepreneuriales.
Avant-dernier d’une famille de 13 enfants, Frantz Saintellemy n’a pas encore huit ans lorsqu’il s’envole seul pour Montréal. De son pays natal, il conservera l’autonomie et la débrouillardise acquises dans les rues d’Haïti. Des atouts sur lesquels il misera toute sa vie. À peine débarqué dans la métropole, il intègre l’école alors qu’il ne parle que le créole. Incapable de suivre le programme régulier, on le rétrograde dans un groupe pour élèves en difficulté d’apprentissage et d’adaptation.
Après l’avoir observé dans la cour d’école, un professeur haïtien l’interpelle en créole et lui propose un marché : « Si tu apprends le français et l’anglais d’ici janvier, je te prends dans ma classe ». Comme le jeune Saintellemy carbure déjà aux défis, il met les bouchées doubles pour y arriver. « Je suis ainsi passé d’étudiant à problèmes à premier de classe », raconte celui qui est devenu aujourd’hui chancelier de l’Université de Montréal.
« Cette situation m’a appris une importante leçon : nous connaissons tous des difficultés dans la vie et parfois, ça prend juste quelqu’un pour nous aider à les surmonter. Si je suis devenu entrepreneur, c’est parce que j’ai croisé des gens qui ont su voir le potentiel en moi », résume-t-il.
Se tailler une place
Parmi ces figures déterminantes, son premier patron chez Analog Devices, une entreprise de Boston spécialisée dans les semiconducteurs où Frantz Saintellemy est entré après avoir étudié en génie électrique et informatique à l’Université Northeastern. « Cet homme m’a fait confiance, raconte-t-il. Il a rapidement compris que je me plaisais à résoudre des problèmes complexes. Je suis donc devenu intrapreneur au sein de sa société. »
Nous étions à la fin des années 1990 et le passage au numérique allait transformer les industries. Le jeune ingénieur travaille alors sur des solutions technologiques qui permettront la distribution de son haut de gamme dans les automobiles et à l’entreprise de saisir de nouvelles occasions d’affaires. À son départ de l’entreprise, la division qu’il avait créée générait plus de 380 M$ US. Frantz Saintellemy s’était bâti une réputation enviable dans l’industrie, notamment comme détenteur de quelques brevets et distinctions. Il figurait par ailleurs au palmarès des « 30 Under 30 » de l’IEEE Spectrum.
Cependant, l’envie de voler de ses propres ailes l’habite de plus en plus. Avec sa nouvelle épouse – une Montréalaise –, il revient dans la métropole québécoise à la fin de 2003, avec l’ambition d’y fonder à la fois une entreprise et une famille. Il n’est pas sitôt arrivé qu’il reçoit un coup de fil du milliardaire Robert Miller, fondateur de Future Electronics, l’un des principaux distributeurs de composantes électroniques de la planète. « Mon intention première était de le convaincre d’investir dans ma future entreprise, mais je suis finalement resté sept ans dans cette multinationale », se rappelle-t-il en riant.
En 2010, le tremblement de terre en Haïti – et les 300 000 personnes qu’il emporte – lui font l’effet d’un électrochoc. Il n’a plus de temps à perdre : il doit lancer sa propre entreprise.
MINIBIO
Frantz Saintellemy
- Président et chef de l’exploitation, LeddarTech
- Cofondateur et président du C.A., Groupe 3737
- Chancelier et président du C.A. de l’Université de Montréal
• 48 ans
• Né en Haïti
• Formation :
- EMBA 2020
- Génie électrique Université
Northeastern (1996) - Fellowship en innovation, MIT (2005)
- Détenteur de plusieurs brevets
Apprendre les rouages de l’entrepreneuriat
Avec un de ses anciens camarades de classe, il fait donc l’acquisition de Zentrum Mikroelektronik Dresden International (ZMDI), une entreprise allemande spécialisée dans la fabrication de semiconducteurs et de logiciels pour capteurs environnementaux. « L’idée initiale était d’améliorer la performance de cette entreprise acquise pour 30 M€ et de rapidement la revendre au plus offrant, explique Frantz Saintellemy. Mais nous avons dû réinvestir pour en assurer la croissance, ce qui m’a contraint à céder des parts. Résultat : quand la valeur de l’entreprise a explosé, les partenaires, devenus majoritaires, l’ont vendue 350 M$ US à une société de la Silicon Valley pour tirer profit de leur investissement, alors que j’aurais poursuivi l’aventure. » Et avec raison : l’année suivante, ZMDI avait doublé son chiffre d’affaires, qui atteignait 166 M$ US!
« Ces expériences entrepreneuriales m’ont tellement appris que je me suis dit qu’il fallait que je transfère ces savoir-faire », raconte Frantz Saintellemy.
Inspirer et soutenir sa communauté
En mars 2012, l’entrepreneur fonde donc avec sa conjointe, Vickie Joseph, le Groupe 3737. « Nous n’aimions pas ce qui se passait dans nos quartiers, Saint-Michel et Montréal-Nord : la violence, la pauvreté, les gangs de rue… Nous voulions contribuer à changer les choses. Nous avions de l’expérience en innovation et en entrepreneuriat, et un bon réseau de contacts sur la scène locale et à l’international. Nous avons donc créé un écosystème pour transférer notre savoir, aider et inspirer d’autres jeunes issus de la diversité ethnoculturelle à se lancer en affaires », se remémore Frantz Saintellemy.
« Au départ, la tâche n’a pas été facile : nous ne parvenions pas à convaincre les bailleurs de fonds d’investir dans notre projet. Nous y avons donc injecté notre propre argent, se rappelle le philanthrope. Malheureusement, c’est la mort de George Floyd qui a changé la donne. À partir de ce moment, la diversité est devenue une préoccupation et nous avons reçu du soutien, alors que nous martelions depuis 2012 qu’il y avait un risque réel à ne pas soutenir les plus démunis, à ne pas mieux intégrer les immigrants dans l’écosystème entrepreneurial. »
À quelles difficultés les entrepreneurs immigrants sont-ils principalement confrontés? « Au manque de modèles. Non seulement pour inspirer les générations montantes, mais pour rassurer les investisseurs et les clients, soutient Frantz Saintellemy. Notre système économique repose sur des entrepreneurs de souche européenne qui ont fait leurs preuves, alors qu’il y a encore très peu de membres des minorités visibles qui ont réussi en affaires. Résultat : convaincre les partenaires, les banquiers et les clients est plus difficile et exige plus de persévérance et de résilience, car les refus peuvent être nombreux. Dans mon parcours, j’ai souvent été le premier ou le seul Noir… »

Aujourd’hui, le Groupe 3737 est devenu l’un des plus importants incubateurs d’entreprises privées au Québec. Depuis sa création, il a accueilli plus de 150 entreprises et 200 organismes sans but lucratif, formé plus de 1 000 entrepreneurs issus de la diversité, créé près de 400 emplois et généré des centaines de millions en chiffres d’affaires. Il compte désormais dix établissements, au Québec et ailleurs au Canada.
En parallèle, Frantz Saintellemy est devenu actionnaire et président et chef de l’exploitation de LeddarTech, une entreprise de Québec spécialisée dans la conception de technologies qui permettent d’améliorer la performance des systèmes d’aide à la conduite et de rendre les véhicules plus sécuritaires. « Chaque année, 1,3 million de personnes meurent dans un accident de la route qui, dans plus de 90 % des cas, est dû à une erreur humaine, précise-t-il. Grâce à nos technologies, nous souhaitons sauver des vies tout en démocratisant la mobilité des populations grâce à des véhicules entièrement autonomes. » LeddarTech est actuellement en phase de commercialisation. Les plus grands fabricants d’automobiles évaluent leurs solutions ou sont en voie de les utiliser.
Un souhait, en terminant? « L’éducation est un levier sociétal extraordinaire et elle le sera encore plus avec l’adoption massive des technologies. Toutefois, il reste du travail à faire pour éviter que les jeunes décrochent et que des fossés se creusent de plus en plus entre les analphabètes technologiques et les autres. Nous avons mis moins de deux ans à trouver un vaccin contre la COVID; il est donc permis d’espérer le meilleur si, cette fois encore, nous unissons nos forces. »
LeddarTech
Fournisseur de solutions de détection pour systèmes avancés d’aide à la conduite et de conduite autonome
- Fondée en 2007
- Siège social : Québec
- Entreprise privée
- 260 employés
- Capitalisation : près de 1 G$ US
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